« Point Cardinal » de Léonor de Récondo

Finalement, le choix d’un livre n’en est rarement un, c’est plutôt une rencontre. Il y a ceux que l’on rencontre grâce à leur « première » ou quatrième de couverture ; ceux sur lesquels on tombe par hasard, parce que l’on a rien d’autre à se mettre sous la dent ; ceux que l’on a toujours voulu rencontrer et, évidemment, ceux que l’on rencontre par un intermédiaire. Après Des fleurs pour Algernon, que j’avais rencontré par l’entremise de notre assistante sociale, au tour de Point Cardinal, un roman de Léonor de Récondo, de croiser mon chemin par l’entremise de Bibiche.

Ce n’est pas la première fois que je vois ma compagne finir un bouquin – la coquine a pris un peu d’avance dans le challenge lecture. Ce n’est d’ailleurs pas non plus la première fois que je la retrouve émue, le livre entre les mains, les larmes au bord des yeux, quand la gravité ne les a pas aidées à se faufiller sur ses joues.

Je dois avouer que, jusqu’à présent, j’ai soigneusement évité de lire les mêmes ouvrages qu’elle dans le cadre du #ChallengeLecture2018 des Éditions J’ai lu. Evidemment, il y a les différences de goûts et de couleurs, mais il y a aussi cette volonté de ne pas entrer en concurrence. Car, nécessairement, concurrence, il y aura entre sa critique de Point Cardinal et la mienne. Une concurrence entre deux « auteurs » qui s’opposent non par le style mais par l’approche que chacun, a de l’écriture : pour schématiser, et sans aucun doute caricaturer, il y a, d’un côté, l’instinctif, de l’autre, la littéraire méthodique. Et par moment, la littéraire méthodique donne le sentiment de complexer face à la facilité qui est celle de l’instinctif, notamment lorsqu’il s’agit de donner son avis, au point, il y a quelques minutes, de dire : « J’ai hâte de lire ta critique… avant d’effacer la mienne. »

Bref. Pour la première fois, Bibiche et moi allons entrer en concurrence. Pourquoi ? Parce que, tôt ou tard, ça allait arriver. Plutôt tôt que tard d’ailleurs, Bibiche ayant des vues sur Des fleurs pour Algernon. Donc, quitte à devoir entrer en concurrence, autant en profiter pour cocher une nouvelle case du #ChallengeLecture2018 avec un livre comportant un personnage LGBTQ+.

J’avouerai ici mon opportunisme : le roman n’avait pas l’air bien épais, malgré ses 224 pages, et Bibiche l’avait vite lu. Par ailleurs, ça me permettait de me « débarrasser » d’une catégorie que je redoutais. Je crois que c’est le bon mot : redouter. Je m’étais arrêté aux droits LGBT+ et, au fil des années, j’ai vu des lettres se rajouter pour un acronyme digne d’un mauvais tirage au Scrabble, chacun voulant sa part reconnaissance dans une cause pourtant universelle : l’accès aux droits et à la reconnaissance pour tous, malgré les différences. Je craignais donc de tomber sur un roman dont le personnage était tellement « atypique » qu’il empêcherait toute réflexion plus générale. Je craignais également de tomber sur une lecture cul-cul la praline avec, comme morale de l’Histoire, « l’amour n’a pas de sexe ». Parce qu’au fond, qu’on soit hétéro, homo, trans ou tout ce que vous voulez, la question de fond, c’est l’identité. L’enjeu, c’est de permettre à chacun de vivre et d’exprimer son identité librement au sein de la société. Point Cardinal était taillé pour me satisfaire.

Laurent Duthillac est marié à Solange, avec laquelle il a eu deux enfants : Thomas, 16 ans, et Claire, 13 ans. Une famille nucléaire digne d’un tableau de l’INSEE. Sauf que Laurent s’est toujours senti femme et qu’avec la quarantaine, cette féminité bourgeonnante a pris pour nom Mathilda et pour apparats une perruque blonde et des talons hauts. Ce secret ne tarde cependant pas à être découvert par Solange. Point Cardinal cesse dès lors d’être un roman initiatique centré sur le personnage de Laurent pour élargir le spectre sur sa famille, ses collègues, ses amis, ses voisins.

L’intelligence de Léonor de Récondo réside dans le changement constant de narration : si elle adopte initialement un point de vue extérieur, celui-ci cède régulièrement sa place au point de vue des protagonistes. Laurent, Solange, Thomas, Claire, Mathilda… et puis Lauren. Parfois même, une phrase à la première personne s’invite au détour d’un chapitre adoptant le point de vue externe, pour mieux nous faire vivre le trouble identitaire qui agite Laurent… mais pas que. Cette variété de points de vue est considérablement enrichie par le style de l’auteure qui exploite ici la maîtrise du rythme que lui confère son expérience de violoncelliste professionnelle. Pas étonnant que Bibiche et moi ayons dévoré ce roman d’une traite, ou presque, parce qu’il faut bien dormir. Léonor de Récondo ne s’attarde que sur l’essentiel, nous emportant, par son style, dans le tourbillon dans lequel Laurent a emporté ses proches.

Car, longtemps refoulée, la féminité de Laurent s’impose tel un bulldozer, ne ménageant ni sa famille, ni ses amis. « Les enfants, je suis une femme ! » : c’est en ces termes que Laurent se révèle, en plein repas, à Thomas et Claire, affirmant ainsi sa féminité aux dépens de celle de sa cadette, au détour d’un débat sur l’épilation des sourcils de cette dernière. Au fil des pages, Laurent semble vivre seul sa transformation, entamant un traitement hormonal sans même avoir mis sa femme dans la confidence, faisant fi des réticences de ses enfants à le voir les conduire à l’école ou au football habillé en femme.

Dans l’expression égoïste de sa féminité, Laurent finit par passer, à mes yeux en tout cas, pour un connard : « Connasse, s’il te plaît, connasse » me répondrait-il, comme il le fit à Thomas.

Et soudain :

Je vous connais, je sais tout de vous, et pourtant je ne pense qu’à moi. J’avance. Et je me rends compte, tout à coup, que vous avancez aussi. Surtout toi, Solange. Tu avances, et comment te le reprocher ? Comment te dire que j’aurais tous les droits et que, toi, tu n’en auras aucun ?

Je suis prise de doutes parfois, je ne sais pas où tu es, alors je t’attends, je respire et je t’attends. Et je me raisonne. Quel corps ai-je à t’offrir, mon amour ? Un presque corps. Ni homme, ni femme. Des seins et un sexe qui ne bande plus. […]

A aucun instant, je ne t’ai demandé ton avis. Cette transition, je la vis seule à côté de toi. Tu la subis, tu n’as qu’à l’accepter. Tu n’es pas partie. Non, tu as décidé de rester, alors que mon sexe d’homme va disparaître. Comment ferons-nous l’amour ? Je n’arrive pas à te poser la question. Les mots n’existent pas. Alors, je me tais et je me transforme. Je ne recule pas, et je me souviens du temps où s’aimer et se prendre nous suffisait.

La maîtrise du rythme. Voilà ce que la musique apporte à la littérature. Et Léonor de Récondo orchestre magistralement ce roman, évitant tous les écueils que je m’attendais à trouver dans un livre comportant un personnage LGBTQ+. Elle parvient, habillement, à transcender la question du sexe : Point Cardinal est un roman sur l’identité. Lauren(t) est une femme, un père, un mari : un être humain.


2 défis réalisés sur 40, dans le #ChallengeLecture2018 :

  • Un livre comportant un personnage LGBTQ+
  • Un livre traitant d’un problème de société actuel

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