« Vol de Nuit » d’Antoine de Saint-Saint-Exupéry

C’est désormais à une allure de sénateur que j’avance dans le #ChallengeLecture2018 des Éditions J’ai lu. Il y a toujours cette sommité littéraire qui, après deux renouvellements de ma réservation auprès de la bibliothèque municipale, m’attend sur la table de chevet : je ne sais pas si je vais réussir à venir à bout de vous, Ombres errantes, mais je reconnais que vous m’offrez jusqu’à présent l’occasion d’aller chercher un peu de réconfort dans d’autres ouvrages. Et comme j’avais apprécié ma première fois avec Antoine de Saint-Saint-Exupéry, j’ai décidé d’embarquer de nouveau à son bord, pour un Vol de nuit qui, comme vous l’aurez deviné, me permet de cocher la case du « livre comportant une période de la journée dans le titre ».

Paru en décembre 1931, ce Vol de nuit nous emmène à Buenos Aires où Rivière, le chef d’exploitation de l’Aéropostale en Amérique du Sud, attend les trois avions qui, depuis le Chili, le Paraguay et la Patagonie, convoient le courrier qui embarquera pour l’Europe après une brève escale dans la capitale argentine. L’objectif, pour Rivière et ses hommes : ne pas perdre la nuit, le temps gagné durant la journée sur les autres modes de transports. Évidemment, la nuit y met à l’épreuve les hommes – et leurs femmes -, davantage que les machines.

Tenant sur un timbre poste, l’histoire n’est ici, naturellement, qu’un prétexte pour dépeindre un univers qu’Antoine de Saint-Exupéry connaît bien puisqu’il fut l’un des pilotes emblématiques de l’Aéropostale. Pourtant, étonnamment, ce n’est pas aux pilotes que le natif de Lyon rende ici le plus vibrant hommage, mais à leur chef, Rivière, inspiré de Didier Daurat, directeur d’exploitation de la mythique compagnie aérienne, auquel Saint-Ex dédie d’ailleurs l’ouvrage. Et c’est là, tout l’attrait de ce roman qui, je ne vous le cacherai pas plus longtemps, fut, et de loin, ma meilleure expérience dans ce #ChallengeLecture2018.

Je m’attendais en effet à lire l’éloge des pilotes de l’aéropostale, héros et hérauts des temps modernes, bravant les éléments pour inaugurer de nouvelles voies aériennes dans un but, ô combien dérisoire : livrer le courrier. En lieu et place, Saint-Exupéry nous dépeint le portait d’un chef dont on peut aisément résumer le caractère par ces quelques mots, les siens : « Aimez ceux que vous commandez. Mais sans le leur dire. »

Saint-Exupéry trace ainsi le portrait d’un homme dont la dureté et l’exigence n’ont d’égales que la solitude et la bienveillance du chef. Un homme dont la seule et unique ambition est de triompher des éléments et des obstacles pour faire triompher les vols de nuit.

Car, en effet, Antoine de Saint-Exupéry use et abuse des comparaisons et métaphores militaires. Au détour d’un paragraphe, Rivière pense que « chaque nuit, une action se nouait dans le ciel comme un drame », ajoutant : « Un fléchissement des volontés pouvait entraîner une défaite, on aurait peut-être à lutter beaucoup d’ici le jour. » Les escales sont des villes franchies comme « des cités qui tombaient ». Tout n’est que conquête, menée par des hommes dont les avions sont des « armures ».

Cette guerre, Rivière et ses hommes la mènent, évidemment, contre les éléments qui transforment la nuit en un « béton noir ». Ils la mène également contre les « cercles officiels » et l’opinion publique pour qui « lancer un équipage, à deux cent kilomètres à l’heure, vers les orages et les brumes et les obstacles matériels que la nuit contient sans les montrer, leur [paraît] une aventure tolérable pour l’aviation militaire » mais pour qui « les services réguliers échoueraient la nuit ». Une guerre menée contre les pilotes de l’Aéropostale eux-mêmes et la peur qui les habite, Rivière jugeant qu’il doit sauver ses pilotes de la peur, « cette résistance qui paralyse les hommes devant l’inconnu ».

Cette métaphore martiale va même jusqu’à reprendre les codes de la propagande dans cette scène, au cours de laquelle une femme admire son héroïque pilote de mari alors qu’il dort, l’aidant dès son réveil, à mettre son habit d’aviateur comme une dame équipe son preux chevalier de mari avant de le laisser partir au combat, à l’issue incertaine. Le pilote, évidemment, lui, n’a d’yeux que pour la mission qui lui incombe et la stratégie qu’il entend déployer pour braver les éléments et la mener à bien.

Vol de nuit a donc quelque chose d’hagiographique, parfois à l’excès, sans pour autant que cela ait rebuté le lecture que je suis. Parce qu’ici, tout réside dans l’intention qui est celle d’Antoine de Saint-Exupéry.

Ainsi, ayant pris pour habitude, au cours de mes lectures, de prendre en photo les passages les plus marquants, j’ai trouvé, en me replongeant dans la galerie de mon téléphone portable, un extrait qui me semble devoir prendre tout son sens, ici :

Rivière craignait certains admirateurs. Ils ne comprenaient pas le caractère sacré de l’aventure, et leurs exclamations en faussaient le sens, diminuaient l’humain.

Non, Vol de nuit n’est pas que l’éloge du chef. Vol de nuit est tout simplement l’éloge de l’Homme. L’Homme qui, depuis la nuit des temps, sans doute, est en perpétuelle guerre pour repousser les frontières de l’humanité : frontières géographiques et frontières temporelles dans le cas présent. Comme en témoigne une citation tirée de Pilote de guerre, qui paraîtra en 1942, on comprend qu’Antoine de Saint-Exupéry endosse une idée bien plus « noble » de la guerre :

La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie. Comme le typhus…

N’oublions pas que Saint-Ex est né en 1900, bercé dans son enfance par la doctrine du progrès fulgurant. Un progrès qui a permis à l’humanité, au cours du siècle passé, d’accomplir les plus grands bonds de son histoire. Des progrès humains qui démontreront pourtant leurs limites au cours d’une Première Guerre Mondiale dont Saint-Ex sera le témoin depuis l’Arrière. L’Aéropostale, elle, s’est développée durant l’insouciance des Années Folles. Cependant, au moment où Saint-Exupéry écrit Vol de nuit, le monde se trouve de nouveau au bord de l’obscurantisme, avec la crise et l’émergence des totalitarismes, au premier rang desquels le nazisme.

Publié en 1943, Le Petit Prince m’apparaît aujourd’hui comme étant l’œuvre d’un homme résigné dont le message de paix ne peut trouver d’écho que dans un univers fantastique, s’évertuant à parler aux enfants de toutes les générations présentes et futures, mais surtout aux enfants que furent les hommes et les femmes de sa génération. Avec Vol de nuit, le message pacifiste de Saint-Exupéry, bien plus subtil, revêt une force éblouissante et témoigne de sa conviction que les bienfaits du progrès humain sont encore possibles. Bien plus que Le Petit Prince, Vol de nuit est un héritage qu’il nous incombe de transmettre et de faire transmettre.

Bref, vous l’aurez deviné, Vol de nuit constitue à mes yeux un véritable chef d’œuvre, non pas tant par son style que par l’intelligence de sa construction, la profondeur abyssale de ses personnages et l’éclat du message qu’il véhicule.

Quelque chose me dit, Antoine, qu’on en a pas fini, toi et moi.


2 défis réalisés sur 40, dans le #ChallengeLecture2018 :

  • Un livre comportant une période de la journée dans le titre
  • Un livre sur un méchant ou un anti-héros

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